Le texte qui suit (source Aikikai de
Strasbourg), est la traduction (par Luc Boussard) d'un article de Chiba Sensei,
écrit à l'occasion du camp d'été 2000 de l'USAF-WR (la fédération d'aïkido pour la côte ouest des
États-Unis).
Celui qui pense qu'il obtiendra de meilleurs
résultats en aïkido s'il consacre
davantage d'heures à la pratique pense comme un enfant. C'est une attitude
matérialiste qui en fin de compte ne mène à rien d'autre qu'à un problème
insoluble. On peut accumuler autant d'heures de pratique qu'on voudra, cela
n'empêchera pas qu'on se rapproche de la tombe jour après jour.
Beaucoup de pratiquants s'imaginent que l'aïkido va leur permettre d'acquérir un
corps qui réagit bien, qui obéit et qui se déplace avec aisance. Je ne nie pas
que le corps doive apprendre à réagir. Mais ce n'est qu'une partie de
l'apprentissage, une partie qui dépend de quelque chose de plus vaste, qui est
l'apprentissage de l'introspection, la pratique assidue de l'observation de
soi. Pour le meilleur ou pour le pire, notre corps est à bien des égards le
produit de notre conscience, selon un processus dont la compréhension passe
obligatoirement par l'observation assidue de soi-même pendant la pratique. Il
ne sert à rien de d'ajouter de l'extérieur toujours plus d'informations, de
détails, de pouvoir, etc. au trop-plein qui est déjà là.
Sentir par le corps qu'il existe un
déséquilibre, une disharmonie ou un désordre dans son propre système, ainsi
qu'entre le corps et la conscience, constitue un point de départ pour
progresser. On peut comparer l'acquisition de cette perception à une
conversation entre le corps et la conscience. À mesure que le dialogue
s'instaure, l'esprit devient plus clair, plus éveillé, et on commence à
percevoir la puissance naturelle, les capacités potentielles, qui étaient
restées cachées jusque-là. Au lieu d'ajouter un élément extérieur, de transformer
le corps pour l'adapter à ses désirs ou à sa volonté, on se contente de
regarder ce qui se trouve déjà dedans. Plus important encore, la conscience
elle-même - la manière dont chacun perçoit - commence à changer à mesure qu'on
découvre le "vrai" corps, par opposition au corps dont les
transformations sont le fruit de la volonté personnelle.
L'élément vital, unique, qui fait de l'aïkido ce qu'il est, réside dans le
fait que le progrès accompli dans l'art est proportionnel à la découverte de ce
pouvoir naturel qui, à côté d'un noyau organique, dynamique, préexiste en
chaque individu. C'est ce vrai corps qui aide le corps à fonctionner en
harmonie, comme un tout.
Celui qui suit le chemin de l'aïkido rencontre peu à peu, dans
l'émerveillement et la joie, le vrai soi, le soi caché, l'autre soi au potentiel inépuisable, qui, chez bien des gens,
reste si profondément enfoui qu'ils meurent sans en avoir jamais soupçonné
l'existence.
Le sujet dont je parle ce matin est traité
avec une grande profondeur par Dogen Zenji, le fondateur de l'école soto du zen, dans le passage suivant : "Pratiquer avec le corps est
plus difficile que pratiquer avec l'esprit. La compréhension intellectuelle qui
est le fruit de l'apprentissage par l'esprit doit être intégrée dans la
pratique par le corps. Cette unité est appelée shinjutsunintai, le corps réel de l'homme. C'est l'esprit de tous
les jours qui perçoit le monde phénoménal. S'il y a harmonie entre la pratique
de l'éveil et le corps, le monde entier est vu dans sa vraie forme."
En fin de compte, la découverte du vrai corps,
de sa valeur et de sa beauté ne doit pas être un objet de comparaison ou de
compétition ; elle existe de son existence propre à l'intérieur de chacun. Il
en découle tout naturellement que l'étude de l'art de l'aïkido exclut la compétition. Il y a quelques années, j'ai eu la
chance d'assister à une conférence donnée par un maître zen vietnamien au Smith College, à Hampshire, dans le
Massachusetts. Lors de la séance de questions-réponses, une femme s'est levée
et lui a demandé ce qu'il pensait de la méditation pratiquée par les quakers.
Il a répondu "comment voulez-vous comparer la beauté d'une fleur de
cerisier à celle d'une rose?"
Chiba Senseï, 2000